Le Monde - 02 février 08
La Cour des comptes épingle une gestion qui a multiplié les irrégularités
Les intermittents du spectacle, grands profiteurs du système ? Le lieu commun a irrigué nombre d'audits publics. En se penchant sur la gestion de la caisse des Congés Spectacles, la Cour des comptes vient de mettre en lumière le phénomène inverse. Pendant des années, cet organisme, chargé de collecter auprès des employeurs les congés payés des artistes et techniciens du spectacle et de reverser ces sommes aux intéressés, a multiplié les irrégularités.
Prestations impayées, cotisations sociales réduites aboutissant à des retraites amputées, ententes illicites avec les organisations patronales et certains syndicats de salariés, frais de fonctionnement masqués : l'essentiel de ces dérives ont été menées au préjudice des intermittents. De quoi " mettre en question l'existence de la caisse et du régime particulier qu'elle est chargée de gérer ", soulignent les magistrats de la Cour, dans le relevé de conclusion provisoire transmis aux administrations de tutelle mais aussi au parquet de Paris.
Ce document, rendu public par le mensuel Capital dans son édition de février, apparaît accablant. Certains détails prêteraient volontiers à sourire. Comme ce "fichier des bénéficiaires" de prestations où figurent, sur 760.000 noms, un tiers de dossiers périmés, parmi lesquels, en vrac : André Raimbourg, alias Bourvil (mort en 1970), Joe Dassin (mort en 1980) ou Léonie Bathiat, autrement dit Arletty (morte en 1992). Il y a peu de chance qu'eux, ou leurs ayants droit, aient touché des prestations. Mais il est probable que des cotisations aient été versées à leur intention par des télévisions à l'occasion de rediffusions...
Cette incongruité, aux conséquences financières limitées, en cache d'autres, autrement plus coûteuses. Les magistrats de la Cour ont ainsi découvert que près de 16% des prestations étaient payées avec plus d'un an de retard. Mais, surtout, plus de 8% des cotisations des employeurs ne sont jamais versées aux employés. Un "oubli" rendu possible par la complexité de la procédure.
Pour chaque contrat, les employeurs doivent en effet envoyer un "chèque rose". De leur côté, les intermittents envoient, une fois par an, l'ensemble des "volets bleus" que leur ont remis leurs différents employeurs. Plus ces derniers sont nombreux et les contrats courts et espacés, plus les risques de perte sont importants. Sans compter les artistes ou techniciens étrangers qui ignorent leurs droits. Au total, les magistrats de la Cour évaluent ainsi les sommes indûment conservées par la caisse à au moins 16 millions d'euros par an.
Les dirigeants de la caisse y ont ajouté un petit bonus, perçu cette fois sur le dos des employeurs. Enfin, de certains employeurs... En effet, depuis 1956, la caisse prélève auprès des producteurs une cotisation afin de payer un "conseiller social". Celui-ci est chargé de vérifier les conditions d'hygiène et de sécurité sur les tournages... de cinéma. La télévision n'est pas concernée. Or, depuis quarante ans, les producteurs de télévision payent. Résultat : environ 700.000 euros perçus chaque année pour quelque dizaines de milliers d'euros de salaire du conseiller. La différence est empochée par la caisse.
Plus grave peut-être encore, les employeurs ont fait bénéficier à quelque 15.000 techniciens de l'audiovisuel un abattement de 20% sur toutes les cotisations sociales, théoriquement réservé aux techniciens du cinéma. Cette bévue a eu pour première conséquence de détourner, entre 1994 et 2001, quelque 16 millions de cotisations des caisses des assurances-chômage, maladie et vieillesse. Mais elle a aussi diminué l'assiette de calcul des retraites des techniciens concernés.
Lorsqu'elle a découvert l'erreur en 2001, la caisse aurait pu réagir. Elle a au contraire tout dissimulé. À une technicienne qui l'interrogeait sur la question, elle a sciemment menti. Et elle n'a pas hésité à corrompre le SNTPCT, un des principaux syndicats de techniciens du cinéma et de la télévision, qui avait découvert le fric-frac. Au terme d'une âpre négociation, la chambre et l'organisation syndicale ont signé un protocole d'accord. Un chèque de 70.000 euros a été versé au syndicat contre son renoncement à toute poursuite et une promesse de silence.
Contacté par Le Monde, Stéphane Pozderec, délégué général du SNTPCT, n'a pas souhaité répondre. Président de la caisse jusqu'en 2005, le producteur Daniel Peressini indique avoir été "le premier à faire cesser certaines irrégularités. Mais, dans ces organisations, les élus sont impuissants face aux administratifs". Manière de renvoyer vers Chantal Gougault-Laslandes, directrice générale depuis vingt ans. Celle-ci n'a pu être jointe.
Tous trois ont dû s'expliquer devant les policiers de la brigade financière, à qui a été confiée l'enquête préliminaire ouverte au parquet de Paris. Les policiers ont également perquisitionné dans l'ancienne maison close qui abrite la caisse.
Mais, au-delà des suites judiciaires, c'est l'avenir de ce système qui est mis en cause. La CGT, qui suit l'affaire de près, réclame une "gestion paritaire". Quant à la Cour des comptes, elle propose simplement que l'indemnité compensatrice soit directement versée des employeurs aux employés. La fin d'une exception.
Nathaniel Herzberg