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[Quizz] Qui a écrit cette nouvelle ?


Laurent CONTI

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Bonjour à tous,

La place pour poser une question quizz étant vacante, je profite de l'occasion pour vous donner un peu de lecture pour les vacances, accompagné de 2 questions :


  • Qui a écrit cette nouvelle ?
  • QUI a écrit cette nouvelle ?

Il y a de nombreux indices dans le texte pour la première question.

Pour la 2eme, le style et les thêmes abordés sont assez caractéristiques.

La nouvelle (vive l'OCR) :

Le mystère appelle le mystère. Depuis que mon nom a été associé à des situations inexplicables, je me suis trouvé aux prises avec des récits et des circonstances liés dans l'esprit des gens à ma réputation et à mes activités. La plupart de ces événements ne présentaient aucun intérêt, mais certains d'entre eux ont été pourtant dramatiques. Si quelques-uns m'ont aussi procuré des expériences singulières et dangereuses, d'autres enfin m'ont entraîné à faire des recherches scientifiques et historiques très poussées. J'ai toujours parlé de ces événements en toute liberté et je continuerai à le faire, mais il en est un dont j'hésitais à parler jusqu'à présent, et que je relate ici uniquement à cause de l'investigation des éditeurs de ce magazine, qui ont eu vent de cette histoire par la rumeur familiale.

Ce sujet, jusque-là inabordé, a trait à la visite privée que j'ai effectuée en Égypte, il y a quatorze ans, et dont j'ai ensuite évité de parler pour plusieurs raisons. D'une part je ne veux pas tirer profit de certains faits véridiques, de circonstances apparemment inconnues des milliers de touristes qui se pressent autour des pyramides, ni d'un secret si bien gardé par les autorités du Caire. De l'autre, j'hésite à relater un incident où mon imagination délirante a dû jouer un grand rôle. Ce que j'ai vu, ou ce que j'ai cru voir, ne s'est sans doute pas produit. Il est probable que j'ai été la victime et le jouet de l'atmosphère étrange qui m'entourait. Mes visions, amplifiées par l'état d'excitation dans lequel je me trouvais à la suite de circonstances déjà exceptionnelles, suffirent évidemment à m'entraîner, en cette nuit fatale et si lointaine, dans cette aventure.

En janvier 1910, je venais de terminer un contrat en Angleterre et d'en signer un autre pour une tournée dans des théâtres australiens. Comme on m'avait accordé suffisamment de temps pour le trajet, je résolus d'en tirer le maximum de profit. C'est ainsi qu'accompagné de ma femme, je voyageai agréablement sur le continent et m'embarquai à Marseille sur le vapeur Malwa qui allait à Port-Saïd. De là, je me proposais de visiter les principaux lieux historiques de la Basse-Égypte avant de partir pour l'Australie.

Le voyage fut agréable et agrémenté par les nombreux incidents qui advinrent à un magicien qui se trouvait à bord. J'avais bien l'intention, afin de sauvegarder ma tranquillité, de conserver l'incognito, mais je fus amené à me trahir, à cause de ce confrère magicien qui cherchait à éblouir les passagers avec des tours très ordinaires, ce qui amena chez moi le désir de le surpasser, m'obligeant ainsi à révéler mon nom. Je mentionne cet épisode à cause des conséquences que cela devait entraîner par la suite, conséquences que j'aurais dû prévoir avant de dévoiler ma profession à une cargaison de touristes en route pour la vallée du Nil. Le résultat fut que mon identité fut connue partout où je me rendis, ce qui nous priva, ma femme et moi, du calme que nous recherchions. Alors que j'avais entrepris cette croisière pour aller à la découverte de curiosités, c'était moi, maintenant, qui étais l'objet de la curiosité des autres.

Venus en Égypte à la recherche du pittoresque et du surnaturel, nous fûmes assez déçus quand le bateau jeta l'ancre à Port-Saïd. Des dunes de sable, des bouées flottant sur des eaux basses et une petite ville européenne morne, sans aucun intérêt, exception faite pour la statue de Lesseps, nous rendirent impatients d'arriver enfin aux hauts lieux touristiques. Nous décidâmes donc de nous rendre au Caire, puis aux pyramides, et d'aller ensuite prendre le bateau pour l'Australie à Alexandrie, ce qui nous permettrait de visiter les sites gréco-romains de cette vieille métropole.

Le trajet en chemin de fer, long de quatre heures et demie, fut supportable. Nous vîmes une grande partie du canal de Suez, que nous suivîmes jusqu'à Ismaïlia, et nous eûmes un avant-goût de l'Égypte ancienne en apercevant le canal restauré du Moyen-Empire. Nous découvrîmes le Caire dans le soir qui tombait. Constellation scintillante, qui nous éblouit quand nous arrivâmes à la grande gare centrale.

Mais une fois de plus, nous fûmes déçus, car tout ce que nous vîmes était européen, mis à part les costumes et la foule. Un métro prosaïque conduisait à une place encombrée de voitures, de taxis et de tramways, ruisselant de lumières sur toutes les constructions, et principalement sur le théâtre où l'on m'avait vainement demandé de me produire et dans lequel je me rendis par la suite en spectateur, et qui avait été récemment rebaptisé le Cosmographe américain. Nous prîmes un taxi qui suivit des rues larges et élégantes, et nous descendîmes à l'hôtel Shepherd. Au milieu du service impeccable du restaurant, des ascenseurs et du luxe anglo-américain de l'ensemble, l'Orient mystérieux et le passé immémorial paraissaient très lointains.

Le jour suivant, toutefois, nous projeta en plein coeur d'une atmosphère digne des Mille et Une Nuits. Et dans les rues sinueuses, et dans les perspectives exotiques du Caire, le Bagdad de Haroun al-Rachid semblait renaître. Guidé par notre Baedeker, nous avions longé les jardins Ezbekiyeh, à la recherche du quartier indigène, quand nous acceptâmes les services d'un cicerone bruyant, qui, malgré la suite des événements, se révéla un maître

dans son genre. Ce n'est que plus tard que je me rendis compte que j'aurais dû demander un guide diplômé. L'homme était un individu glabre, à la voix curieusement basse, relativement propre. Il ressemblait à un pharaon, se faisait appeler Abdul Reis el-Drogman et paraissait avoir beaucoup d'autorité sur les gens de sa sorte; par la suite, la police déclara ne pas le connaître, et ajouta que Reis était un nom utilisé par toute personne jouissant d'un peu d'influence, tandis que Drogman n'était apparemment rien d'autre que la grossière déformation du mot utilisé pour désigner le responsable des groupes de touristes, dragoman. Abdul nous conduisit vers les merveilles dont nous avions seulement entendu parler et rêvé. Le vieux Caire est par lui-même un livre d'histoire et un songe. Labyrinthe de ruelles étroites, parfumées de secrets épicés, balcons mauresques et fenêtres en saillie se rejoignant presque au-dessus des rues, embouteillages avec des cris étranges, des claquements de fouet, des chariots qui grincent, des pièces d'argent qui tintent et des ânes qui braient, kaléidoscope de vétements de toutes couleurs, de voiles, de turbans et de tarbouches. Des porteurs d'eau et des derviches, des chiens et des chats, des diseurs de bonne aventure et des barbiers s'y croisent. Et par-dessus tout cela, le gémissement des mendiants aveugles accroupis sous les porches et les appels sonores des muezzins dans les délicats minarets qui se détachent sur un ciel d'un bleu profond et immuable.

Les bazars couverts et plus calmes ne nous parurent pas moins attirants. Aromates, parfums, encens, tapis, soieries, cuivres. Le vieux Mahmoud Suleiman assis en tailleur au milieu de ses bouteilles poisseuses pendant que des jeunes réduisaient en poudre de la moutarde dans le sommet évidé d'une colonne corinthienne - venue peut-être de Héliopolis, où Auguste avait placé l'une de ses trois légions égyptiennes. L'Antiquité commençait à se mêler à l'exotisme. Puis nous vîmes toutes les mosquées et le musée, et nous nous efforçâmes de ne pas laisser les délices que nous dispensait l'Arabie s'effacer devant les charmes plus mystérieux de l'Égypte pharaonique qui émanaient des trésors inestimables du musée. Ce devait être le couronnement de notre visite, et pour l'instant nous accordions toute flotte attention aux gloires médiévales des califes, dont les magnifiques tombeaux-mosquées forment une nécropole féerique à la lisière du désert d'Arabie.

Abdul nous dirigea, le long du Sharia Méhémet-Ali, jusqu'à Babel-Azab, l'ancienne mosquée du sultan Hassan, flanquée de tours derrière lesquelles s'élève une route escarpée et bordée de murailles, qui conduit a la puissante citadelle construite par Saladin avec les pierres des pyramides oubliées. Le soleil se couchait quand nous entreprîmes l'ascension. Nous fîmes le tour de la mosquée moderne de Méhémet-Ali et contemplâmes du haut du parapet le Caire surnaturel, le Caire tout doré avec ses dômes sculptés, ses minarets élancés et ses jardins flamboyants.

Le grand dôme romain du nouveau musée dominait la ville, et au-delà, de l'autre côté du cours jaune et mystérieux du Nil, se cachaient les sables menaçants du désert de Libye.

Le soleil rougeoyant s'abaissa sur l'horizon, amenant avec lui la fraîcheur du crépuscule égyptien. Et tandis qu'il restait en équilibre sur le bord du monde, comme cet ancien dieu de Héliopolis, Rê-Harakhte, nous vîmes se détacher, en contre-jour sur son holocauste vermeil, les noirs contours des pyramides de Gizeh, déjà vieilles d'un millénaire quand Toutankhamon monta sur son trône d'or, dans la lointaine Thèbes. Alors nous sûmes que nous en avions fini avec le Caire sarrasin et qu'il nous fallait maintenant goûter les mystères plus profonds de l'Égypte ancienne - le noir Kem de Rê et d'Amon, d'Isis et Osiris.

Le matin suivant, nous visitâmes les pyramides. Nous prîmes une victoria pour nous rendre dans l'île de Chizereh, reliée à la côte ouest par un petit pont anglais. Nous nous dirigeâmes le long de la route côtière, entre de grandes rangées de lebbakhs, et nous dépassâmes le grand jardin zoologique des faubourgs de Gizeh. Puis, nous enfonçant dans l'intérieur vers Sharia-El-Haram, nous traversâmes une région de canaux boueux et de villages indigènes misérables, jusqu'à ce que l'objet de notre déplacement nous apparût, émergeant des brouillards de l'aube, et se reflétant dans les mares qui bordaient la route. Quarante siècles, comme l'avait dit ici même Napoléon à ses soldats, nous contemplaient.

La route s'éleva brusquement, et nous atteignîmes la plate-forme de transfert entre la station de trolley et l'hôtel Mena House. Abdul Reis, qui avait acheté nos tickets pour les pyramides, semblait s'être entendu avec les Bédouins criards et agressifs qui habitaient un village de torchis non loin de là. Il réussit non seulement à les tenir à distance, alors qu'ils importunaient tous les voyageurs, mais il obtint une excellente paire de chameaux, prenant pour lui-même un âne, et confia la conduite de nos bêtes à un groupe d'hommes et de garçons plus dispendieux qu'utiles. La distance à parcourir était si courte que les chameaux étaient à peine nécessaires, mais nous ne regrettâmes pas d'ajouter à notre expérience cette forme peu rassurante de transport dans le désert.

Les pyramides, qui s'élevaient sur un haut plateau rocheux, faisaient partie d'une série de cimetières royaux et aristocratiques, construits dans le voisinage de la capitale morte, Memphis, sur cette rive du Nil, un peu au sud de Gizeh. Memphis avait connu son apogée entre 3400 et 2000 ans av. J.-C. La plus grande des pyramides, qui est la plus proche de la route Moderne, a été construite par le roi Khéops ou Khufu vers 2800 ans av. J•-C. Elle s'élève à plus de quatre cent cinquante pieds de hauteur. Au Sud-ouest, on trouve successivement la seconde pyramide, construite une génération plus tard par le roi Khéphren, qui est plus petite que la précédente, mais qui semble pourtant plus grande, parce qu'elle est construite sur un terrain élevé; et la troisième pyramide est celle du roi Mykérinos, nettement plus modeste, qui fut édifiée vers 2700 ans av. J.-C. Au bord

du plateau, et à l'est de la deuxième pyramide, image que Khéphren a sans doute voulu laisser de lui au monde, se dresse le Sphinx monstrueux muet, sardonique, et sage pour l'éternité.

En plusieurs endroits, on trouve des pyramides plus petites et des ruines de pyramides mineures. Et tout le plateau est constellé de tombes de dignitaires d'un rang inférieur au rang royal. Les dernières étaient à l'origine caractérisées par des mastabas, ou constructions de pierre qui ressemblaient à des bancs, tels qu'on en a trouvé dans d'autres cimetières de Memphis, et dont le plus beau spécimen est celui de la tombe de Perneb, au Metropolitan Museum de New York. Mais à Gizeh, tous ces vestiges ont disparu, victimes du temps et des pillards. Et seules des cavités creusées dans le roc, remplies de sable ou dégagées par les archéologues, subsistent pour attester de leur existence antérieure.

Chaque tombe avait une chapelle, où les prêtres et les parents offraient de la nourriture et des prières au défunt. Les chapelles des petites tombes sont enfermées dans leurs mastabas de pierre, mais les chapelles mortuaires des pyramides, où les pharaons sont enterrés, étaient des temples distincts, construits à l'est de la pyramide, et reliés par un passage à un vestibule principal, ou propylée, au bord du plateau rocheux.

La chapelle centrale qui conduit à la seconde pyramide, à moitié enfouie sous les sables, a une ouverture souterraine au sud-est du Sphinx. Une solide tradition lui a donné le nom de « Temple du Sphinx », ce qui se justifie si le Sphinx représente vraiment Khéphren, le bâtisseur de la seconde pyramide. Il existe des récits qui font mention d'un Sphinx antérieur à Khéphren, mais personne ne connaîtra jamais les traits de son visage, puisque le monarque les a remplacés par les siens, afin que les hommes puissent regarder le colosse sans effroi. C'est dans ce temple central que la statue grandeur nature de Khéphren, en diorite, à présent au musée du Caire, fut trouvée. Cette statue m'impressionna beaucoup, et quand je la vis, en 1910, l'édifice était presque entièrement enfoui dans le sol, et son entrée était condamnée la nuit. C'était des Allemands qui étaient responsables des travaux, et la guerre ou d'autres événements ont pu les interrompre. Je donnerais cher pour savoir ce qu'il est advenu d'un certain puits, dans une galerie transversale, où des statues du Pharaon ont été trouvées juxtaposées à celles de babouins. C'était des rumeurs qui circulaient parmi les Bédouins mais Le Caire resta muet à ce propos.

La route que nous suivions sur nos chameaux ce matin-là s'incurvait brusquement devant le siège de la police, la poste, la pharmacie et les boutiques sur la gauche. Elle plongeait ensuite vers le sud-est, en formant une boucle qui cernait le plateau rocheux, et qui s'arrêtait face au désert, juste au pied de la grande pyramide. Nous dépassâmes cette construction cyclopéenne, longeant la face est qui surplombe une vallée de pyramides plus petites, au-delà desquelles le Nil éternel scintille à l'est et le désert éternel brille à l'ouest. Les trois grandes pyramides semblaient toutes proches. La plus grande, dépourvue de son enveloppe extérieure, laissait voir ses énormes pierres, tandis que les autres étaient encore couvertes, çà et là, du revêtement qui leur donnait autrefois un aspect lisse et fini.

Maintenant, nous descendions vers le Sphinx, et nous demeurâmes silencieux sous le charme de ses terribles yeux sans regard. Sur le large poitrail de pierre, nous discernâmes vaguement l'emblème de Rê-Karakhte, avec lequel on confondit le Sphinx dans une dynastie ultérieure. Bien que le sable recouvrît la plaque qui se trouvait entre les gigantesques pattes, nous nous remémorâmes ce que Thoutmôsis IV y avait inscrit, et le songe qu'il avait eu quand il n'était encore que prince. Ce fut alors que le sourire du Sphinx nous mit vaguement mal à l'aise. Nous commençâmes à nous interroger sur la légende des passages souterrains situés sous la créature monstrueuse, passages qui conduisent à des profondeurs auxquelles personne n'ose faire allusion. Ces abîmes sont reliés à des mystères plus anciens que les dynasties que nous mettons au jour et qui ont un rapport sinistre avec la présence persistante de dieux anormaux, à têtes d'animaux, dans les anciens panthéons de la région du Nil. C'est alors que je me posai une question dont la signification tragique ne m'apparut pas avant bien longtemps. D'autres touristes commençaient à nous dépasser, et nous nous rendîmes cinquante yards plus loin, au sud-est, à l'entrée du temple du Sphinx que j'ai déjà signalée comme la grande entrée du passage menant à la chapelle mortuaire de la seconde pyramide. Une importante partie de ces vestiges était encore enfouie dans les sables. Tout en descendant de ma monture et en empruntant un passage moderne pour atteindre le couloir d'albâtre et la grande salle à piliers, j'eus l'impression que Abdul et l'employé allemand ne nous montraient pas tout ce qu'il y avait à voir. Après cela nous fîmes le circuit conventionnel des pyramides, visitant la deuxième pyramide et les ruines de sa chapelle mortuaire à l'est, la troisième et ses Pyramides miniatures au sud, ainsi que la chapelle en ruine à l'est, les tombes rocheuses des IVe et Ve dynasties et la fameuse tombe de Campbell, dont l'orifice obscur s'enfonce à cinquante-trois pieds sous terre, jusqu'à un sarcophage sinistre que l'un de nos chameliers débarrassa du sable qui le recouvrait après une descente vertigineuse au bout d'une corde.

Des cris nous parvinrent de la Grande Pyramide, où des Bédouins entouraient un groupe de touristes pour leur proposer d'assister à l'ascension rapide du monument. Le record de vitesse de la montée et de la descente est de sept minutes. Mais de nombreux indigènes avides d'argent nous assurèrent qu'ils pouvaient le faire en cinq minutes, si on leur donnait un large bakchich. Il n'y eut aucun amateur. Abdul nous emmena lui-même au Sommet de l'édifice, ce qui nous permit d'avoir une vue d'une splendeur inégalée. Il y avait là, non seulement Le Caire lointain et lumineux entouré de collines violettes et or, mais aussi toutes les pyramides de la région de Memphis, d'Abu Roash au nord jusqu'à Dashur au sud. La pyramide à degrés de Sakkara, qui marque le passage de la mastaba à la pyramide véritable, apparaissait distinctement, et de manière attirante, au loin, dans le sable. C'est près de ce monument de transition que la tombe célèbre de Perneb fut découverte, à près de quatre cents miles au nord de la vallée rocheuse de Thèbes où dort Toutankhamon. De nouveau, l'admiration me laissa sans voix. La perspective d'intemporalité et les secrets que chacun de ces vieux monuments semblait contenir me remplissaient de respect et d'un sens de l'immensité que je n'avais jamais éprouvé auparavant. Fatigués par nos ascensions, et agacés par des Bédouins importuns, dont les actions semblaient un défi à toutes les règles du bon goût, nous négligeâmes de pénétrer dans les passages étroits des pyramides. Nous vîmes cependant quelques touristes audacieux se préparer à entrer dans le boyau suffocant du puissant mémorial de Khéops. Après avoir renvoyé notre garde du corps local, et l'avoir surpayé, nous rentrâmes au Caire avec Abdul Reis. Mais l'après-midi, nous nous prîmes à regretter de ne pas avoir été plus courageux. On racontait tant de choses fascinantes sur ces souterrains! Des choses qui ne figuraient évidemment pas dans les guides. Ne disait-on pas qu'il y avait un grand nombre de souterrains dont les entrées avaient été hâtivement murées et dissimulées par certains archéologues discrets qui avaient commencé à les explorer? Bien entendu, ces rumeurs ne reposaient sur rien de précis, mais il était tout de même curieux que l'on empêchât d'une façon permanente les visiteurs de pénétrer de nuit dans les pyramides, et qu'on leur interdît le jour l'accès des salles inférieures de la crypte de la Grande Pyramide.

Peut-être, dans ce dernier cas, craignait-on l'effet psychologique, le sentiment qu'aurait le visiteur de se sentir enfoui sous ce bloc gigantesque de maçonnerie, cela joint au fait qu'il lui aurait fallu ramper dans un étroit boyau, que le moindre traquenard ou le plus petit accident pourrait obstruer. Toute cette histoire semblait à la fois si étrange et si attirante que nous décidâmes dès que possible de retourner sur le plateau des pyramides. Cette occasion s'offrit à moi bien plus tôt que je ne l'attendais.

Ce soir-là, les touristes de notre groupe, encore épuisés par l'exténuant programme de la journée, décidèrent de se reposer. Je sortis donc avec Abdul Reis pour refaire une promenade dans le pittoresque quartier arabe. Je l'avais déjà vu dans la journée, mais je désirais examiner les ruelles et le bazar à la nuit tombée, quand les ombres profondes et les douces lueurs de la lumière ajoutent à la splendeur du cadre. La foule se faisait plus rare, mais l'endroit était encore animé et bruyant, lorsque nous tombâmes sur un groupe de Bédouins en train de festoyer dans le souk Nakhasin, le bazar des ouvriers du cuivre. Celui qui semblait leur chef, un jeune homme arrogant aux traits lourds et au tarbouche insolemment penché, nous remarqua et reconnut manifestement avec déplaisir mon guide, homme compétent, mais hautain et méprisant. Peut-être, pensai-je, en voulait-il à son sourire, à cette étrange reproduction du rictus du Sphinx que j'avais souvent remarquée avec une irritation amusée, ou peut-être n'aimait-il pas la voix basse et sépulcrale d'Abdul. En tout cas, l'échange d'injures ancestrales devint rapidement très vif. Et bientôt Ali Ziz, comme on l'appelait quand on ne lui donnait pas de nom plus méprisant, commença à tirer violemment le vêtement d'Abdul, ce qui engendra immédiatement une réponse brutale qui dégénéra en une vigoureuse empoignade, au cours de laquelle les antagonistes perdirent leur sacro-saint couvre-chef. Cette rixe serait probablement devenue plus grave si je n'étais pas intervenu pour les séparer de force.

Ma médiation, qui sembla tout d'abord mal acceptée des deux côtés, réussit finalement à imposer une trêve. Les belligérants rengainèrent leur colère d'un air morose et remirent de l'ordre dans leurs vêtements. Avec une dignité aussi profonde qu'elle fut soudaine, tous deux conclurent un curieux pacte d'honneur, qui, je l'appris bientôt, est une coutume cairote remontant à la plus haute Antiquité. Ils allaient régler leur différend par un combat de boxe nocturne au sommet de la Grande Pyramide, après le départ du dernier amateur de clair de lune. Chacun des combattants devait réunir une équipe de témoins, et la rencontre, une succession de rounds se déroulant de la manière la plus civilisée possible, devait avoir lieu à minuit. Tout ce programme m'excitait beaucoup. Le combat lui-même promettait d'être spectaculaire, et la pensée de cette scène au sommet de l'antique construction dominant le plateau antédiluvien, sous la lune blême des premières heures pâles du matin, mettait en branle toutes les fibres de mon imagination. A ma demande, Abdul fut tout à fait d'accord pour m'intégrer dans son groupe de témoins. Je l'accompagnai donc, pendant le restant de la soirée, dans différents repaires du quartier le plus « chaud » de la ville, principalement au nord-est de Ezbekiyeh, où il rassembla une formidable bande de coupe-jarrets. Peu après neuf heures, notre groupe, monté sur des ânes qui portaient des noms aussi royaux ou aussi propres à rappeler des souvenirs aux touristes que Ramsès, Mark Twain, J.P. Morgan et Minnehaha, sillonnait le dédale des rues à la fois orientales et occidentales. Nous passâmes le Nil, boueux et couvert de mâts, sur le pont aux lions de bronze, et gagnâmes au petit galop la route de Gizeh. Le voyage nous prit un peu plus de deux heures. En arrivant à destination, nous croisâmes les derniers touristes qui revenaient, saluâmes l'ultime trolley de la journée, et nous fûmes enfin seuls avec la nuit, le passé et la lune spectrale. Alors nous aperçûmes les vastes pyramides à l'extrémité de l'avenue, macabres et chargées d'une étrange et atavique menace que je n'avais pas remarquée en plein jour. Même la plus petite d'entre elles avait quelque chose d'effrayant. N'était-ce pas celle où l'on avait enterré vivante la reine Nitocris, de la VIe dynastie, la subtile reine Nitocris, qui avait invité un jour tous ses ennemis à un festin dans un temple situé en contrebas du NU, et qui les avait noyés en faisant ouvrir les vannes ? Je me souvins que les Arabes murmuraient d'étranges choses au sujet de Nitocris et évitaient 'Q troisième pyramide à certains quartiers de la lune. Et c'est probablement en songeant à elle que Thomas Moore écrivit ces quelques lignes reprises par les bateliers de Memphis :

La nymphe souterraine qui réside parmi les gemmes sans soleil et les joyaux cachés - la Dame de la Pyramide.

Malgré notre célérité, Ali Ziz et son groupe nous avaient précédés, car nous vîmes les silhouettes de leurs ânes se détacher sur le plateau désertique de Kafrel-Haram. Nous nous étions dirigés vers un sordide campement arabe, près du Sphinx, évitant la route régulière qui mène à Mena House, où des policiers ensommeillés et inefficaces auraient pu nous voir et nous interpeller. Là, les Bédouins laissèrent, près des tombes de pierre des courtisans de Khéphren, les chameaux et les ânes, et nous conduisirent parmi les rochers ensablés jusqu'à la Grande Pyramide. Les Arabes grimpèrent allègrement sur les flancs de l'édifice rongés par le temps. Abdul Reis m'offrit une aide dont je n'eus pas besoin.

Ainsi que la plupart des voyageurs le savent, le véritable sommet de cette construction a été depuis longtemps érodé par les vents et il forme une plate-forme d'environ douze yards carrés. C'est sur ce plateau fantastique et sous l'oeil sardonique de la lune que se déroula le combat. Mis à part les cris poussés par les spectateurs, il ressemblait à tous ceux auxquels j'avais assisté précédemment dans les clubs sportifs. Coups, feintes, parades, le combat fut bref, et malgré mes doutes quant aux méthodes utilisées, je ressentis une sorte de fierté de propriétaire quand Abdul Reis fut déclaré vainqueur.

La réconciliation fut incroyablement rapide, et au milieu des chansons, des déclarations d'amitié et des toasts qui suivirent, j'avais du mal à réaliser que deux hommes venaient de se battre. Au bout d'un moment, j'eus l'impression d'être le centre des conversations. D'après mes rudiments d'arabe, je compris que mes compagnons discutaient de mes performances professionnelles et de nies capacités à m'échapper de tous les endroits où l'on pouvait m'enfermer. Je fus surpris d'apprendre qu'ils me connaissaient aussi bien, mais je décelai chez eux une certaine hostilité et beaucoup de scepticisme à l'égard de mes exploits. Peu à peu, j'eus la révélation que l'ancienne magie de l'Égypte n'avait pas disparu sans laisser de traces. Les fragments d'une étrange science secrète et de pratiques religieuses survivaient encore subrepticement parmi les fellahs, au point que les exploits d'un étrange sorcier ou magicien sont encore contestés et ressentis comme un affront. Je pensai que mon guide à la voix basse, Abdul Reis, ressemblait fort à un vieux prêtre égyptien ou à un pharaon, ou à un sphinx souriant, et cela me rendit mal à l'aise.

Soudainement, quelque chose se produisit, qui en un éclair prouva la justesse de mes réflexions et me fit maudire la stupidité avec laquelle j'avais accepté les événements de la nuit, sans me rendre compte qu'ils n'avaient été que des prétextes. Brusquement, en réponse à un signe discret d'Abdul, toute la bande de Bédouins se jeta sur moi. Et à l'aide de grosses cordes, ils m'eurent bientôt attaché, plus solidement que je l'ai jamais été, sur scène ou ailleurs, au cours de ma vie. Je commençai à me débattre, mais je me rendis bientôt compte qu'un homme seul ne pouvait tenir tête à une vingtaine de barbares vigoureux. Mes mains furent liées derrière mon dos, mes genoux pliés au maximum, et mes poignets et mes chevilles furent solidement attachés avec des cordes serrées. Un bâillon étouffant fut enfoncé dans ma bouche et on me plaça un bandeau sur les yeux. Puis tandis que les Arabes me portaient sur leurs épaules et descendaient le long de la pyramide, j'entendis les sarcasmes de mon guide, qui prenait un malin plaisir à se moquer de moi. Il m'assura que mes pouvoirs magiques allaient bientôt être mis à l'épreuve et qu'ils effaceraient sûrement toute trace de l'assurance que j'avais acquise précédemment au cours des épreuves que j'avais affrontées en Amérique et en Europe. L'Égypte, me rappela-t-il, est très ancienne. Elle est remplie de mystères et d'antiques pouvoirs que les experts d'aujourd'hui ne peuvent pas même concevoir.

A quelle distance et dans quelle direction m'emmena-t-on ? Je ne saurais le dire. J'étais hors d'état de faire une estimation précise. Je sais cependant que ce ne fut pas bien loin, puisque mes geôliers n'accélérèrent jamais le pas, et qu'ils me portèrent sur leurs épaules un temps étonnamment court. Je frissonne encore toutes les fois que je pense à Gizeh et à son plateau. Mais j'avais à ce moment-là d'autres raisons de me sentir oppressé, car mes ravisseurs, me posant sur une surface que je reconnus pour être de sable plutôt que de roc, me passèrent une corde autour de la poitrine et me traînèrent sur quelques pieds jusqu'à une espèce de puits dans lequel ils me poussèrent assez brutalement. Pendant ce qui me sembla être des siècles, je me cognai contre les parois de pierre irrégulières d'un petit boyau, que je pris pour l'une des nombreuses sépultures du plateau.

L'horreur de ma situation s'aggravait à chaque seconde. Qu'une descente à travers les rochers puisse être aussi longue sans atteindre le coeur même de la planète ou qu'une corde puisse être assez longue pour me balancer dans ces profondeurs maudites, et apparemment sans fond, des entrailles de la Terre, cela me paraissait inconcevable. Je sais à quel point la notion du temps peut devenir trompeuse lorsque l'on est hors de son contexte normal, mais j'étais tout à fait sûr d'avoir conservé tous mes esprits et de ne pas exagérer la cruelle réalité dans laquelle je me trouvais. Ma terreur augmentait proportionnellement à la vitesse de ma chute. A Présent, les Arabes dévidaient la longue corde très rapidement, et je m'égratignai cruellement contre les parois rudes et resserrées du puits. Mes vêtements étaient en lambeaux, et je saignais abondamment. Une menace à Peine définie assaillit tout à coup mes narines. C'était une odeur pénétrante d'humidité et de pourriture, qui ne ressemblait à rien de ce que j'avais senti auparavant. Puis le cataclysme mental se produisit. Ce fut horrible, hideux au-delà de toute description, parce que tout se passa dans l'âme, et il est impossible d'en donner les détails. C'était l'extase d'un cauchemar, et le point culminant du démoniaque. Sa soudaineté fut apocalyptique et satanique - à un moment, je plongeais douloureusement dans ce puits étroit qui me torturait de ses millions de dents, et à un autre j'étais en train de flotter sur des ailes de chauve-souris dans les gouffres de l'enfer; je m'élevais vertigineusement vers les pinacles sans limite de l'éther froid, puis plongeais à perdre haleine vers des nadirs nauséabonds. Je rends grâces à Dieu d'avoir fait sombrer dans le néant les furies de ma conscience qui déchiraient mon esprit comme des harpies. Ce répit, si bref fût-il, me donna la force physique et morale d'endurer les épreuves encore plus grandes de panique cosmique qui m'attendaient.

Peu à peu, je repris mes sens après cette interminable chute dans l'espace stygien. Ce processus fut infiniment douloureux et coloré de rêves fantastiques dans lesquels ma condition, pieds et poings liés, revenait souvent. La nature exacte de ces cauchemars était très nette, tandis que je les vivais, mais s'estompa dans ma mémoire presque immédiatement. J'en fus bientôt réduit à faire appel à des réminiscences pour expliquer les événements terribles, réels ou imaginaires, qui suivirent. Je rêvai que j'étais sous l'emprise d'une énorme patte, une patte jaune, poilue, à cinq griffes, surgie de la terre pour me saisir et m'écraser. Et quand je m'arrêtai à réfléchir sur cette patte, il me sembla que c'était l'Égypte. Dans le rêve, je revis les événements des semaines précédentes et je me sentis entraîné, subtilement et insidieusement, par un esprit diabolique de la sorcellerie ancienne du Nil, par un esprit qui était en Égypte avant l'Homme, et qui sera toujours là quand l'Homme aura disparu.

Je vis l'horreur de ce que l'Antiquité égyptienne avait de plus affreux, et je découvris la monstrueuse alliance qu'elle avait depuis toujours établie avec les tombeaux et les temples des morts. Je vis des processions fantômes de prêtres aux têtes de taureaux, de faucons, de chats et d'ibis, qui défilaient interminablement dans des labyrinthes souterrains et des propylées titanesques, auprès desquelles l'homme n'est qu'un insecte, offrant des sacrifices innommables à des dieux indescriptibles. Des colosses de pierre marchaient dans la nuit sans fin et conduisaient des hordes d'androsphinx ricanants jusqu'aux berges de fleuves d'obscurité aux eaux stagnantes. Et derrière tout cela, je vis la malveillance indicible de la nécromancie primaire, noire et amorphe, me cherchant goulûment à tâtons dans l'obscurité pour étouffer en moi l'esprit qui avait osé l'imiter. Dans mon cerveau endormi, un mélodrame de haine et de sinistre poursuite prit forme. Je perçus l'âme noire de l'Égypte qui me désignait et m'appelait en d'inaudibles chuchotements. Elle m'attirait et m'entraînait irrésistiblement jusqu'aux catacombes pharaoniques sans âge.

Puis les visages du songe commencèrent à prendre des apparences humaines, et je vis mon guide Abdul Reis en tunique royale, avec le sourire méprisant du Sphinx. Et je sus que ses traits étaient ceux de Khéphren le Grand, ceux de la face du Sphinx. Et je regardai la longue main, maigre et rigide, de Khéphren, cette main que j'avais vue sur la statue de diorite au musée du Caire. Je m'étonnai de ne pas hurler quand je vis qu'elle était celle d'Abdul Reis... Cette main ! C'était le froid et l'étau du sarcophage... La glace et l'étreinte mortelle de l'Égypte ancienne. L'Égypte des nécropoles et de la nuit... Cette patte jaune... Les choses étranges que l'on chuchote au sujet de Khéphren...

Mais à ce moment précis, je commençai à m'éveiller, ou du moins à sortir de l'état comateux dans lequel je me trouvais. Je me souvins du combat au sommet de la pyramide, de la traîtrise des Bédouins et de leur attaque, de ma descente effrayante au bout d'une corde dans des profondeurs rocheuses insondables, de mon plongeon vertigineux et insensé dans un vide glacé aux relents de putréfaction. J'eus la sensation d'être à présent étendu sur un sol de pierre humide, mes liens pénétrant cruellement dans ma chair. Il faisait très froid, et il me sembla qu'un léger courant d'air passait au-dessus de moi. Les contusions et les coupures provoquées par les parois hérissées du puits rocheux me faisaient énormément souffrir, et la douleur était encore avivée par ce souffle d'air. Le simple fait de rouler sur moi-même suffisait à me faire passer par les affres de la souffrance la plus intolérable. En me tournant, je me sentis retenu d'en haut par la corde qui m'avait descendu. Je n'avais aucune idée de la profondeur à laquelle je me trouvais. Je savais que l'obscurité autour de moi était totale ou presque, puisque aucune lueur ne traversait le bandeau que j'avais sur les yeux.

Il me semblait que je me trouvais dans un espace très vaste, peut-être me trouvais-je dans la chapelle d'entrée souterraine de Khéphren le Vieux, dans le temple du Sphinx? Peut-être était-ce un couloir intérieur que les guides ne m'avaient pas montré pendant ma visite du matin, et d'où je pourrais facilement m'échapper, si je retrouvais le chemin de l'entrée condamnée. Ce serait un parcours difficile, mais pas pire que celui que J'avais déjà effectué. La première étape consistait à me débarrasser de mes liens, de mon bâillon et de mon bandeau. Cela, je le savais, ne serait pas Une tâche bien difficile, puisque des experts plus habiles que ces Arabes avaient essayé sur moi toutes les espèces connues de liens, sans réussir jamais à me prendre en défaut.

Puis il me vint à l'idée que les Arabes pourraient bien aller m'attendre à l'entrée pour m'attaquer, dès qu'ils s'apercevraient que je m'étais libéré de leur corde. Cela, bien entendu, en admettant que le lieu de mon emprisonnement fût bien le temple du Sphinx de Khéphren. L'ouverture dans le toit, où qu'elle donnât, ne devait pas se trouver très loin de l'entrée normale. Je n'avais remarqué aucune ouverture de ce genre pendant ma visite de la journée, mais je savais que l'on peut très facilement passer à Côté de ces cavités enfouies dans le sable sans les voir. En réfléchissant à toutes ces choses, tandis que j'étais prostré sur le sol de pierre et ligoté, j'oubliais presque les horreurs de ma descente abyssale et des chocs qui m'avaient mis dans le coma si peu de temps auparavant. Ma seule pensée était de réussir à me jouer des Arabes. Je décidai donc de me libérer de mes liens aussi vite que possible, en évitant de tirer sur la corde, ce qui eût trahi immédiatement mes efforts. Mais cette décision fut plus vite prise que réalisée. Quelques essais préliminaires me prouvèrent qu'il était impossible de tenter quoi que ce fût sans effectuer des mouvements violents, Cela attira l'attention des Bédouins, car je sentis les rouleaux de corde tomber sur moi. Apparemment, ils avaient compris que j'essayais de me libérer et ils avaient laissé tomber l'extrémité de la corde, se hâtant probablement vers l'entrée véritable du temple pour guetter traîtreusement nia sortie.

Cette idée fut bientôt balayée, et toutes mes appréhensions premières d'horreur surnaturelle et de mystère démoniaque s'accrurent par une circonstance qui prit une signification de plus en plus effrayante au fur et à mesure que j'élaborais mon plan philosophique. J'ai dit que la corde s'empilait sur moi. A présent, je me rendais compte qu'elle continuait à s'amonceler, d'une manière tout à fait inconcevable pour une corde de longueur normale. Elle prit de la puissance, et devint une avalanche de chanvre s'amoncelant sur le sol et m'ensevelissant à moitié sous ses rouleaux qui se multipliaient rapidement. Bientôt, je fus complètement submergé, et je suffoquai tandis que les circonvolutions sans cesse croissantes m'enterraient et m'étouffaient. Mes sens vacillèrent de nouveau, et j'essayai en vain de lutter contre cette menace inéluctable. Ce qui me troublait le plus, ce n'était pas tant le fait que j'étais torturé au-delà de l'endurance humaine, ni que la vie et la respiration me quittaient lentement, mais c'était de saisir ce que la longueur surnaturelle de cette corde impliquait. J'étais bien à une profondeur inconnue et incalculable. Ma descente sans fin et ma chute vertigineuse à travers l'espace avaient donc réellement eu lieu. Je me trouvais sans doute étendu, désarmé, dans quelque caverne sans nom, au coeur de la planète. Cette soudaine prise de conscience de l'épouvante ultime fut insupportable. Et pour la deuxième fois, je sombrai dans un oubli miséricordieux.

Quand je dis oubli, cela ne signifie pas que je n'avais pas de rêves. Au contraire, mon absence de l'univers conscient était marquée par des visions de l'horreur la plus indicible. Dieu ! Si seulement je n'avais pas lu autant de choses sur l'égyptologie avant de venir dans ce pays qui est la source de toute obscurité et de toute terreur! Ce deuxième accès d'inconscience emplit de nouveau mon esprit endormi des secrets terrifiants et archaïques du pays. Par un détestable hasard, mes rêves tournaient autour des anciennes notions des morts et de leurs séjours dans l'âme et dans le corps, par-delà ces tombes mystérieuses qui étaient plus des maisons que des sépultures. Je me remémorai, dans des rêves dont il est heureux que je ne me souvienne pas, la construction particulière et compliquée des sépulcres égyptiens, et les doctrines extrêmement bizarres et étranges qui avaient présidé à leur construction.

La mort et les morts étaient l'unique pensée de ce peuple. Ils croyaient en la résurrection du corps, et l'embaumaient avec un soin particulier, en préservant les organes vitaux dans des jarres hermétiquement fermées à côté du corps. Ils croyaient également en deux autres éléments, l'âme, qui après avoir été jugée par Osiris, résidait au pays des Élus, et l'obscur et sinistre ka, ou principe de vie, qui errait dans les mondes supérieurs et inférieurs d'une manière horrible, exigeant de temps en temps l'accès aux corps préservés, consommant les nourritures apportées par les prêtres et les parents à la chapelle mortuaire, et parfois - comme on le murmurait - emportant le corps, ou son double de bois qui était toujours enterré à ses côtés, et se livrant à des pratiques malsaines et particulièrement répugnantes.

Pendant des milliers d'années, ces corps demeuraient magnifiquement enfermés, leurs yeux vitreux fixant le plafond quand ils n'étaient pas visités par le ka, attendant le jour où Osiris ferait revivre à la fois le ka et l'âme, et conduirait les légions raides des morts hors des demeures souterraines du sommeil. Ce serait une résurrection glorieuse, mais toutes les âmes n'étaient pas choisies, et toutes les tombes n'étaient pas inviolées, de telle sorte qu'il fallait s'attendre à des erreurs grotesques et à des anomalies épouvantables. Même aujourd'hui, les Arabes parlent à voix basse de réunions non sanctifiées et de cultes inavouables dans les abysses oubliés, que seuls les ka invisibles et ailés et des momies sans âme peuvent visiter.

Les légendes les plus glaçantes sont celles qui ont trait à certains produits pervers de la prêtrise décadente: des momies faites de l'assemblage artificiel de troncs et de membres humains avec des têtes d'animaux à l'imitation des dieux anciens. A toutes les époques de l'Histoire, les animaux sacrés étaient embaumés de façon que les taureaux, les chats, les ibis, les crocodiles sorciers puissent un jour revenir en pleine gloire. Mais ce n'est que dans la période décadente que des Égyptiens réunirent l'humain et la bête en une même momie, à une époque où ils ne comprenaient plus les droits et prérogatives du ka et de l'âme. On ne parle pas, du moins publiquement, de ce qui est arrivé à ces momies composées, et il est certain qu'aucun égyptologue n'en a jamais trouvé. Les bruits que les Arabes font courir sont très fantaisistes, et ne peuvent pas être pris sérieusement en considération. Ils disent même que le vieux Khéphren - celui du Sphinx, de la seconde pyramide et du temple béant - vit dans les profondeurs de la terre, ayant épousé la reine vampire Nitocris, et qu'il règne sur les momies qui ne sont ni hommes ni bêtes.

C'était donc de Khéphren, de son épouse et de ses étranges armées de morts hybrides que je rêvais, et c'est pourquoi je suis content que les formes exactes de mes rêves aient disparu de ma mémoire. Ma vision la

plus horrible était en rapport avec une question que je m'étais posée le jour précédent, en regardant l'énigmatique sculpture du désert, quand je m'étais demandé à quelle profondeur inconnue le temple qui s'élevait à ses côtés devait être secrètement relié à elle. Cette question, alors si innocente et incongrue, prenait dans mon rêve une importance qui lui donnait un caractère d'obsession frénétique et hystérique... Quelle anomalie énorme et repoussante représentait le Sphinx à l'origine? Mon deuxième réveil, si réveil il y eut, fut marqué par le souvenir d'une horreur profonde. Et pourtant, ma vie avait été plus remplie d'aventures que celle du commun des mortels. Souvenez-vous que j'avais perdu conscience sous une cascade de corde dont la longueur révélait la profondeur cataclysmique de ma position. Maintenant, ayant recouvré l'usage de mes sens, je ne sentais plus le poids qui pesait sur moi, et en roulant sur moi-même, je me rendis compte que tout en étant encore bâillonné et aveuglé, quelque chose ou quelqu'un avait complètement emporté les rouleaux de chanvre qui m'étouffaient. La signification de cet événement ne me vint que peu à peu, et je pense que j'aurais de nouveau perdu conscience si je n'avais pas déjà à ce moment-là atteint un tel état d'épuisement émotionnel qu'une horreur de plus ou de moins ne faisait plus aucune différence. J'étais seul... mais avec quoi?

Avant que je pusse me torturer avec de nouvelles questions ou faire un nouvel effort pour me libérer de mes liens, un autre élément devint manifeste. Des douleurs que je n'avais pas ressenties jusque-là me déchiraient les bras et les jambes, et j'avais l'impression d'être couvert d'une quantité de sang séché 'bien supérieure à celle que j'avais perdue. Ma poitrine semblait percée de centaines de blessures, comme si un ibis cruel et titanesque m'avait frappé à coups de bec. Sans aucun doute, la puissance qui avait retiré la corde m'était hostile et avait commencé à m'infliger de terribles blessures, mais elle avait été obligée de s'arrêter. Et pourtant mes sensations étaient exactement le contraire de celles auxquelles on aurait pu s'attendre. Au lieu de m'enfoncer dans un désespoir sans nom, je me sentis prêt à l'action. A présent j'étais sûr que les forces du mal étaient des éléments physiques qu'un homme sans peur peut affronter d'égal à égal.

Encouragé par cette pensée, je tirai sur mes liens et j'utilisai l'habileté d'une vie entière pour me libérer comme je l'avais si souvent fait sous les projecteurs et les applaudissements des foules. Les détails familiers du processus d'évasion commencèrent à me revenir, et maintenant que la longue corde avait disparu, je commençai à croire que ces horreurs suprêmes avaient été des hallucinations et qu'il n'y avait jamais eu d'ouverture terrifiante, d'abîme sans fond ou de corde interminable. Après tout, étais-je bien dans le temple d'entrée de Khéphren, près du Sphinx, et les Arabes ne s'étaient-ils pas introduits furtivement pour me torturer tandis que j'étais étendu sans défense? En tout cas, je devais me libérer. Que j'arrive seulement à me lever, délivré de mes liens et de mon bâillon, avec les yeux ouverts pour percevoir la moindre lueur, je prendrais un vrai plaisir à me battre contre des ennemis perfides !

Combien de temps je mis à me délivrer de mes entraves, je ne pourrais le dire, cela prit probablement plus longtemps que lors de mes exhibitions, car j'étais blessé, épuisé, et affaibli par les épreuves que j'avais subies. Quand, finalement, je fus libre, et que je pus respirer un air glacé, humide et putride, d'autant plus horrible que je n'avais plus l'écran du bâillon ou du bandeau pour me protéger, je découvris que j'étais trop épuisé et torturé de crampes pour me mouvoir immédiatement. Je restai donc étendu, essayant d'étirer mon corps recroquevillé et engourdi, pendant un temps indéfini, forçant ma vue à essayer de percer les ténèbres pour m'orienter.

Petit à petit, mes forces et ma souplesse me revinrent, mais mes yeux ne distinguaient rien. En vacillant sur mes jambes, je scrutai vainement autour de moi pour ne rencontrer que l'obscurité, aussi profonde que celle qui m'avait entouré quand j'avais mon bandeau. Je remuai mes jambes, couvertes de sang séché sous mon pantalon en lambeaux, et je découvris que je pouvais marcher. J'hésitai sur la direction à prendre. Il était évident que je ne pouvais pas partir au hasard, et courir le risque de m'éloigner de l'ouverture que je cherchais. C'est pourquoi je m'arrêtai, pour essayer de déterminer la direction du courant d'air frais, fétide, que je n'avais cessé de sentir. Supposant que l'endroit d'où il provenait était l'entrée probable de cet abîme, je m'efforçai de garder ce repère et de marcher dans cette direction.

J'avais emporté ce soir-là une boîte d'allumettes et même une petite lampe électrique, mais bien sûr les poches de mes vêtements déchirés et en lambeaux étaient vides à présent. Tandis que je marchais prudemment dans l'obscurité, le courant d'air se fit plus fort et plus marqué, jusqu'à ce que, enfin, je le perçoive comme la tangible émanation d'une vapeur détestable, provenant de quelque orifice, comme la fumée du génie s'échappant de la jarre du pêcheur dans le conte oriental. L'Orient... L'Égypte... Vraiment, ce noir berceau de la civilisation avait toujours été la source d'horreurs et de merveilles indicibles! Plus je réfléchissais à la nature de ce vent caverneux, plus grandissait mon inquiétude, car j'avais cherché son origine et je m'apercevais maintenant que de toute évidence cette émanation putride n'avait aucun rapport avec l'air pur du désert de Libye. Ainsi donc, j'avais marché dans la mauvaise direction !

Après un moment d'hésitation, je décidai de ne pas retourner sur mes Pas. Si je m'éloignais du courant d'air, je n'aurais plus de repère, car le sol de pierre inégal ne présentait pas de configurations distinctes. Si toutefois je suivais la trace de ce courant bizarre, j'arriverais sans aucun doute à un orifice quelconque d'où je pourrais peut-être contourner les murs Pour atteindre le côté opposé de cette caverne cyclopéenne où il était impossible de se diriger. Je savais parfaitement que je pouvais échouer. J'avais lieu de croire que c'était une partie du temple de Khéphren inconnue des touristes, et il me vint à l'idée que cette caverne était peut-être bien inconnue des archéologues eux-mêmes, et que seuls les perfides Arabes qui m'avaient emprisonné en connaissaient l'existence. Si c'était le cas, existait-il une issue vers les parties connues ou vers l'air libre?

Quelle preuve avais-je, d'ailleurs, que je me trouvais dans le temple d'entrée? Pendant quelques secondes, mes idées les plus folles me revinrent, et je pensai à ce mélange vivace d'impressions, la descente, la suspension dans l'espace, la corde, mes blessures et les rêves. Était-ce la fin de mon existence, cet instant que je vivais était-il le dernier? Je ne pouvais répondre à aucune de ces questions, mais je continuai à me les poser jusqu'à ce que le destin, pour la troisième fois, me fit sombrer dans l'oubli. Cette fois, il n'y eut pas rêve, car la soudaineté du choc ne me laissa pas le temps de penser. Trébuchant sur une marche inattendue à l'endroit où le courant d'air nauséabond devenait particulièrement fort, je fus précipité la tête la première au pied d'un escalier de pierre monumental, dans un gouffre d'horreur. Je dois ma survie à la réalité et à la résistance merveilleuse de l'organisme humain. Souvent, lorsque je me remémore cette nuit, je sens que ces trois évanouissements ont quelque chose de véritablement humoristique; leur répétition rappelait les mélodrames de cinéma de l'époque. Bien entendu, il est possible que ces trois événements ne se soient pas produits, et que toutes les péripéties de ce cauchemar souterrain n'aient été qu'une suite de songes qui commença avec le choc de ma chute dans l'abîme et se termina dans la fraîcheur apaisante de l'air libre, lorsque je me retrouvai étendu sur les sables de Gizeh, au pied du grand Sphinx.

Je préfère croire en cette dernière explication, et je fus content d'apprendre de la police que la barrière fermant le temple d'entrée de Khéphren avait été trouvée entrebâillée, et qu'il existait une grande ouverture sur la surface du plateau. Je fus content également que les docteurs déclarent que mes blessures étaient dues uniquement à mon enlèvement, à ma lutte pour me libérer et aux épreuves que j'avais endurées... Diagnostic très apaisant. Et pourtant, je sais qu'il y a quelque chose qui va au-delà des apparences. Cette chute extraordinaire m'a laissé un souvenir beaucoup trop vivace pour être négligé, et il est étrange que personne n'ait jamais été capable de trouver un homme répondant à la description de mon guide Abdul Reis el-Drogman, le guide à la voix d'outre-tombe, dont le sourire ressemblait à celui du roi Khéphren.

Je me suis éloigné de mon récit dans le vain espoir sans doute d'éviter de raconter l'incident final, cet incident qui, très certainement, a dû être une hallucination. Mais j'ai promis de le relater, je ne manquerai pas à cette promesse. Quand je repris mes sens, ou que j'eus l'impression de reprendre mes sens après cette chute en bas de l'escalier de pierre, j'étais tout aussi seul et dans l'obscurité qu'auparavant. Le souffle nauséabond était à présent putride, mais j'avais suffisamment réussi à m'y accoutumer pour pouvoir le supporter stoïquement. A l'aveuglette, je commençai à m'éloigner en rampant de l'endroit d'où provenait la puanteur, et de mes mains en sang je palpai les dalles colossales d'un pavage gigantesque. Ma tête heurta un objet dur, et quand je le touchai, je me rendis compte que c'était le pied d'une colonne, une colonne d'une grandeur incroyable dont la surface était couverte d'hiéroglyphes géants, que mes doigts reconnurent aisément. Continuant à ramper, je rencontrai d'autres colonnes titanesques, éloignées de façon incompréhensible. Soudainement, mon attention fut attirée par quelque chose qui avait frappé mon ouïe, avant que j'eusse repris vraiment conscience: d'un lieu situé encore plus bas, dans les entrailles de la terre, parvenaient certains sons cadencés et précis qui ne ressemblaient à rien de ce que j'avais entendu jusque-là. Je sentis intuitivement qu'ils étaient très anciens. Ils étaient produits par un groupe d'instruments que mes connaissances de l'égyptologie me permit d'identifier: flûte, sambuque, sistre et tympan. Le rythme de cette musique me communiqua un sentiment d'épouvante bien plus puissant que toutes les terreurs du monde, une terreur bizarrement détachée de ma personne et ressemblant à une espèce de pitié pour notre planète qui renferme dans ses profondeurs tant d'horreurs. Les sons augmentèrent de volume et je lés sentis s'approcher. Que tous les dieux de l'Univers s'unissent pour m'éviter d'avoir à entendre quelque chose de semblable à nouveau ! Je commençai à percevoir le piétinement morbide et multiplié de créatures en mouvement. Ce qui était horrible, c'était que des démarches aussi dissemblables pussent avancer avec un ensemble aussi parfait, les monstruosités venues du plus profond de la Terre devaient s'être entraînées pendant des milliers d'années pour défiler de cette manière. Marchant, boitant, cliquetant, rampant, sautillant, tout se faisait au son horriblement discordant de ces instruments infernaux. Dieu m'ôte de la mémoire le souvenir de ces légendes arabes: les momies sans âme... le rendez-vous des ka errants... les momies composites conduites dans les caves d'onyx par le roi Khéphren et son épouse vampire Nitocris...

Le piétinement s'approchait - que le ciel m'épargne le son de ces pieds, de ces pattes, de ces sabots et de ces talons - qui commençait à devenir distinct sur les dalles immenses et hors d'atteinte du soleil; une étincelle jaillit dans le souffle empuanti, et je me dissimulai derrière la masse énorme d'une colonne cyclopéenne pour échapper un moment au spectacle des millions de pieds qui s'avançaient vers moi, portant des monstruosités immondes, inhumaines et sans âge. Les étincelles se multiplièrent, le piétinement et le rythme discordant devinrent assourdissants. Dans la tremblante lumière rouge se déroulait une scène si impressionnante que, de surprise, j'en oubliai ma peur et ma répulsion. La base des colonnes, tellement grandes que la tour Eiffel en comparaison eût semblé minuscule, était recouverte d'hiéroglyphes gravés par des mains monstrueuses, dans ces cavernes où la lumière du jour ne pouvait plus être qu'un lointain et inimaginable souvenir. Je ne regarderai pas ces choses en marche. Je pris cette décision désespérée en entendant craquer leurs jointures, et en respirant leur souffle miteux. Encore heureux qu'ils ne parlassent pas. Mais, mon Dieu ! Leurs torches projetaient des ombres incroyables sur la surface des gigantesques colonnes. Des hippopotames ne devraient pas avoir des mains humaines ni porter des torches... Des hommes ne devraient pas avoir des têtes de crocodile ! J'essayai de détourner la tête, mais les ombres, les bruits, la puanteur étaient partout. Puis je me rappelai quelque chose que j'avais l'habitude de faire lorsque, petit garçon, j'avais des cauchemars, et je me mis à me répéter: « C'est un rêve, c'est un rêve». Mais cela ne me fut d'aucune utilité. Il ne me restait plus qu'à fermer les yeux et à prier. Je me demandai si je reverrais jamais le monde, et de temps en temps j'ouvrais furtivement les yeux pour essayer de discerner autre chose que ces colonnes sans fin et ces ombres d'une grandeur anormale et horrible. La lueur des torches, qui se multipliaient, brillait maintenant, et à moins que cet endroit infernal ne fût dépourvu de murs, je ne tarderais pas à découvrir un point de repère. Mais je dus refermer les yeux quand je me rendis compte du nombre des objets qui étaient rassemblés ici et lorsque j'aperçus un être sans tête s'avancer solennellement et régulièrement dans le vestibule. Un gargouillement de cadavres, un murmure de morts emplirent l'atmosphère, empoisonnée par les vapeurs de naphte et de bitume. Mes yeux ouverts malgré moi entrevirent l'espace d'un instant une scène qu'aucun être humain ne pourrait même imaginer sans être pris de panique et mourir de peur. Les créatures avaient marché cérémonieusement dans la direction du souffle, et la lumière de leurs torches révéla les têtes courbées de ceux qui avaient des têtes. Ils étaient en train d'adorer une grande ouverture béante et obscure qui descendait presque à perte de vue, et qui était flanquée à angles droits de deux escaliers géants dont les extrémités disparaissaient dans l'ombre... L'un de ceux-ci était sans aucun doute celui dans lequel j'étais tombé.

Les dimensions de l'ouverture étaient proportionnées à celles des colonnes: une maison ordinaire s'y serait perdue, et un bâtiment public aurait pu y tenir. Sa surface était tellement grande que l'on ne pouvait en faire le tour qu'en déplaçant son regard. Les créatures lançaient des objets devant cette immense porte béante, et de toute évidence, d'après leurs gestes, il s'agissait de sacrifices ou d'offrandes. Khéphren était leur chef, le roi Khéphren au sourire sardonique, ou bien était-ce le guide Abdul Reis, couronné d'or, psalmodiant des formules sans fin, de la voix creuse des morts. A côté de lui était agenouillée la belle reine Nitocris; je la vis de profil pendant quelques instants et je remarquai que la partie droite de son visage avait été dévorée par des rats ou d'autres vampires. Je fermai à nouveau les yeux quand je vis quels étaient les objets qui étaient jetés en offrande à l'ouverture fétide. Il me vint à l'idée, à en juger par l'ampleur de ce culte, que la divinité qui se dissimulait là devait être importante. Était-ce Osiris ou Isis, Horus ou Anubis, ou quelque dieu inconnu? Il existe une légende selon laquelle des autels et des monuments gigantesques furent élevés à l'Inconnu avant même que les dieux connus fussent adorés.

Et maintenant, tandis que j'observais ces choses sans nom occupées à célébrer leur culte sépulcral, l'idée de l'évasion s'empara de moi. L'endroit était sombre, et les colonnes projetaient de l'ombre. Tandis que toute cette foule cauchemardesque était en extase, il me serait peut-être possible de me faufiler jusqu'à l'extrémité de l'un des escaliers. M'en remettant au destin et à mon habileté, j'essayai de m'échapper. Je n'avais aucune idée de l'endroit où je pouvais me trouver, et pendant un moment je trouvai comique de songer à m'évader de ce que je savais être un rêve. Étais-je dans l'un des royaumes cachés et insoupçonnés du temple de Khéphren, ce temple qui depuis des générations s'appelle le Temple du Sphinx? J'en étais réduit à des conjectures, mais j'étais décidé à remonter vers l'air libre, si mon esprit et mon corps me le permettaient.

En rampant, je commençai à m'approcher de l'escalier de gauche, qui me semblait plus accessible. Je ne pourrais décrire les sensations de cette reptation, mais on peut facilement les imaginer si l'on pense que je devais constamment faire attention à la lueur des torches agitées par le vent. Je ne devais pas être surpris. Le bas de l'escalier était, comme je l'ai dit, dans l'ombre et s'élevait de façon vertigineuse au-dessus de l'ouverture titanesque. J'étais maintenant assez éloigné de la horde bruyante, dont le spectacle me glaçait malgré la distance.

Je réussis enfin à atteindre les marches et commençai mon ascension. Je me tenais le plus près possible du mur, sur lequel je remarquai les plus horribles décorations. Les monstres étaient bien trop occupés par leur liturgie pour faire attention à moi. L'escalier était gigantesque et raide, taillé dans de grands blocs de porphyre, comme pour les pieds d'un géant. La crainte d'être découvert et la douleur que cet exercice raviva dans mes blessures s'allièrent pour faire de cette ascension une torture inoubliable. J'avais l'intention, en atteignant le sommet, de continuer à grimper tout l'escalier que je trouverais à cet endroit, je ne voulais pas m'arrêter pour jeter même un dernier regard à ces abominations putrides qui s'agenouillaient à soixante-dix ou quatre-vingts pieds au-dessous de moi, mais une brusque reprise de ce gargouillis de cadavres et de ce choeur assourdissant de morts se produisit alors que j'avais presque atteint le sommet de l'escalier, m'obligeant à observer prudemment ce qui se passait au-dessous de Moi.

Les monstres saluaient quelque chose qui émergeait de l'ouverture nauséabonde pour saisir les offrandes infernales qui lui avaient été servies. C'était une masse assez lourde, jaunâtre et velue, agitée d'une espèce de tremblement nerveux. Elle était presque aussi grande qu'un hippopotame, et d'une curieuse forme. Elle n'avait pas de cou, mais cinq têtes séparées émergeant d'un tronc grossièrement cylindrique: la première et la cinquième étaient très petites, la seconde moyenne, la troisième et la quatrième étaient les plus grosses. De ces têtes émanaient de curieux tentacules rigides qui saisirent avidement les grandes quantités de nourriture innommable placées devant l'ouverture. De temps en temps, la chose effectuait un bond et retournait dans son antre d'une bizarre façon. Son mode de locomotion était si inexplicable que je la fixai avec fascination, souhaitant la voir émerger davantage de cette caverne située sous moi.

C'est alors qu'elle sortit, et, à sa vue, je me détournai et grimpai à toute vitesse, dans l'obscurité, l'escalier qui se trouvait derrière moi. J'escaladai presque sans les voir des marches incroyables, des échelles et des plans inclinés vers lesquels ne me guidait aucune logique ou aucun sens humain, et que je dois reléguer à jamais dans le monde des rêves, par manque de preuves. Ce doit avoir été un rêve, car sinon l'aube ne m'aurait jamais trouvé en train de respirer sur le sable de Gizeh, au pied de la figure au sourire sardonique, éclairé par l'aurore, du Grand Sphinx.

Le Grand Sphinx ! Dieu ! Cette question oiseuse qui m'était venue au soleil du matin précédent... En sculptant le Sphinx à l'origine, quelle gigantesque et répugnante monstruosité avait-on voulu représenter? Maudite soit la vue, que ce soit en rêve ou non, qui m'a révélé la suprême horreur: le dieu inconnu de la Mort qui pourlèche ses colossales babines dans l'abîme insoupçonné, nourri de hideuses bouchées par des absurdités sans âme, qui ne devraient pas exister. Le monstre à cinq têtes qui en émerge... Le monstre à cinq têtes aussi grand qu'un hippopotame... Le monstre à cinq têtes et qui n'est que sa patte de devant.

Mais j'ai survécu, et je sais que ce n'était qu'un rêve.

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premiére réponse : Houdini

deuxième réponse : Lovecraft

En fait le deuxième a servit de "nègre" au premier.

Lovecraft faisant souvent le nègre, meme s'il ne les aimait pas trops.

Mais je ne suis pas sur que cette nouvelle ait finalement été publié sous le nom de Houdini, bien quíl la lui ait commandé (un certain sens de la mise en scène de sa propre légende tout de meme ce cher Harry... )

Par contre je ne sais pas si on a le droit de reproduire un texte en entier sur un site sans rien demander à personne (traducteur, éditeur ou tout autre détenteur de droit).

Magicien, comédien, artiste de rue 

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Hello,

Bonne réponse :)

Titre original "Imprisoned with the pharaon", 1924.

Traduction de Paule Pérez.

La "commande" de Houdini à Lovecraft devait au début être publiée sous les 2 noms.

Elle l'a été finalement sous le seul nom de Houdini.

Une 2eme collaboration entre Houdini et Lovecraft était en cours lors de la mort Houdini.

Pour les droits d'auteurs, ils sont de 70 ans à partir de la mort de l'auteur, aprés c'est domaine public.

Houdini étant mort en 1926 ...

Reste le traducteur considéré comme co-auteur, malgré mes recherche, pas moyen de trouver de quand date cette traduction et s'il y a encore des ayants droits.

Si un ayant droit se manifeste, je retirerai imédiatement le texte bien sûr, mais c'est dommage de passer à côté de ce vestige non ?

Laurent

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"Si un ayant droit se manifeste, je retirerai imédiatement le texte bien sûr, mais c'est dommage de passer à côté de ce vestige non ?"

Evidement que se serait domage.

Mais d'autres te dirais que tu peus toujours aller l'acheter en librairie puisque se "vestige" est édité dans un receuil intitulé "Dagon".

Magicien, comédien, artiste de rue 

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