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Le Traité de Domination Mentale


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J’ai longtemps hésité avant d’entreprendre le récit de cette histoire. Il est vrai que les différentes réactions de ceux à qui j’avais tenté de proposer ne serait-ce qu’une ébauche de narration m’incitaient à n’intervenir désormais qu’avec la plus grande des prudences. Commensaux, hôtes de passage ou fréquentations occasionnelles, aucun n’avait guère tardé à me regarder avec cet œil interrogatif qui sous le couvert de sembler indifférent - mais attentif - cache assez mal l’expression d’un doute transparaissant au travers même du masque affiché.

Contrairement à ce à quoi la tradition du roman fantastique nous a habitué, l’affaire dont il est question se déroula par une journée de printemps on ne peut plus commune et agréable dont la douceur ne laissait présager d’aucune sorte les bouleversements à venir. C’est ainsi que c’est en toute quiétude et dans un état de – comment dirais-je? – « somnolence partielle » que je tournai à l’angle de cette rue d’un quartier que je pensais pourtant bien connaître. La boutique (sur le coup, je pensais qu’il ne s’agissait que d’une librairie de livres d’occasion, mais elle contenait aussi un bric-à-brac d’objets hétéroclites dont bien peu n’évoquaient assurément la fonction à laquelle ils étaient destinés ni ne parvenaient à éveiller en moi la plus petite impression de déjà-vu) la boutique, disais-je, attira mon regard sans qu’il n’y ait la moindre possibilité d’échapper à cette sorte d’attraction qu’elle exerça sur moi à l’instant même où je la vis.

N’allez pas croire que quelque phénomène, disons pour faire court « ésotérique », n’ait influé sur cette décision que je pris de rentrer presque aussitôt dans le lieu, car c’est plutôt une sorte de curiosité naturelle qui toujours a guidé mes pas sur les chemins que je choisis de prendre dans ma vie, une sorte de propension à l’expérience nouvelle (pour peu qu’elle ne semble pas représenter un danger physique trop grand et trop immédiat), une inclination de ma nature qui toujours me pousse à m’approcher pour côtoyer et observer le mystère. Aujourd’hui encore, pourtant, je ne me pardonne pas de n’avoir point regardé l’enseigne de cette boutique avant de pénétrer dans la première des pièces qui s’offrait à la visite.

Beaucoup à ce stade du récit se perdraient en digressions sur les divers accessoires qui traînaient sur les étagères, ou décriraient avec force détails les multiples appareils aux fonctions improbables qui se trouvaient çà et là et dont certains, à l’évidence, portaient déjà dans leurs formes mêmes des caractéristiques propres à vous plonger dans, comment dire… une certaine confusion. Je ne parlerai pas non plus des différentes senteurs qu’exhalaient de vieux porte-documents en cuirs protégeant quelques feuilles de papier gras et jauni dans la pièce du fond, ni des bruits, cliquetis et autres grincements ponctuels qui ne faisaient finalement qu’ajouter un cachet des plus particuliers à cette boutique du quartier Saint-Michel, pas loin des quais.

Je m’étais comme à mon habitude - et pour répondre à mon obsessionnel penchant livresque - concentré sur les rayonnages parcourus d’inégaux ouvrages aux états de conservation des plus variés, et c’est celui qui possédait cette couverture vert pâle (que je pris pour une jaquette au départ, tant elle était dégradée) sur lequel je décidai finalement de m’arrêter. Il s’agissait d’une traduction d’un ouvrage américain qui datait du milieu des années 60. Je constatai d’ailleurs avec amusement que la date de l’édition française était très exactement celle de ma naissance, mais le nom de l’éditeur échappait quant à lui complètement à mon inspection, soit qu’il ait été effacé par le temps, soit qu’il ne figurât point sur le livre ce qui semblait plus curieux encore. Il m’importe toujours aujourd’hui de ne point révéler le nom de l’auteur, pour des raisons que je qualifierais de plus ou moins personnelles.

La première page que j’ouvris s’est gravée dans ma mémoire de façon indélébile. Mot pour mot, je me souviens très bien avoir lu ces lignes qui me sautèrent au visage comme une illumination soudaine :

« Parmi les nombreux stratagèmes du simulateur, il en est un qui consiste à noyer sa future victime sous un flot de paroles ininterrompues incluant paroles flatteuses et mots d’esprit afin de l’empêcher d’analyser la situation par une réflexion introspective qui la mettrait en garde et la protégerait. L’esprit de la victime s’engorge et se brouille tout empêtré qu’il est par l’accumulation de paroles mensongères, d’inflexions et de gestes trompeurs, et le voilà qui érige le simulateur sur un piédestal au rang des maîtres. Procéder avec autant d’infamie requiert de la part du simulateur une vivacité d’esprit des plus efficaces car la moindre erreur de sa part entraîne, en laissant la suspicion s’insinuer dans l’esprit de la victime, un écroulement de l’édifice chèrement acquis».

J’avais pour ma part déjà rencontré des as de la manipulation mentale qui ne parvenaient effectivement pas à cacher durablement leurs véritables intentions. Un jour ou l’autre, le verni craquait et il fallait abandonner la victime en train de se ressaisir pour s’attaquer à d’autres proies encore fraîches et prêtes à être farcies tout autant qu’avaient pu l’être en leur temps les désormais bienheureux rescapés. Quelques pages s’échappèrent entre mes doigts et j’en parcourus presque avec amusement une nouvelle s’adressant cette fois-ci au simulateur lui-même :

« Si votre interlocuteur ne se laisse pas appréhender par vos tentatives de domination mentale, ne perdez pas votre temps avec lui et laissez tomber : il existe un pourcentage absolument étonnant de gens prêts à se laisser dominer avec une grande docilité. Votre objectif est d’acquérir le pouvoir, le pouvoir d’influencer les autres afin de gagner plus d’argent et vous rendre populaire. Et ce pouvoir, pour l’obtenir, il vous faudra apprendre à diriger les pensées des autres ».

Ce dialogue virtuel qui s’installait entre l’auteur et le manipulateur mental avait quelque chose de glacial et l’ouvrage qui était entre mes mains perdait pour le coup et peu à peu de sa chaleur tout en semblant proportionnellement devenir plus lourd, plus massif. Je tournai encore quelques feuilles, apercevant au passage des formulations en titres gras du type « Développez la tournure d’esprit qui asservit les autres… L’asservissement sélectif qui fait de l’autre votre véritable esclave… Diriger la pensée de l’autre est un art …»

L’ouvrage contenait beaucoup plus de pages qu’il ne m’avait semblé au départ, il était plus touffu et paraissait regorger de ramifications nombreuses. Je crus trouver bon de m’arrêter sur celle-ci pour laquelle je ne pus m’empêcher d’éviter de laisser s’évoquer en moi des souvenirs de visages de gens connus et qui auraient pu probablement constituer comme un modèle pour cette assertion :

« En vérité je vous le dis : il n’existe aucune personnalité aussi solide soit-elle qui puisse résister indéfiniment sans être ébranlé par une injection permanente de poison psychique … »

Derrière moi s’enclencha une boîte à musique au mécanisme grippé qui s’arrêta aussitôt. Je venais de prendre conscience que je n’étais plus seul dans la pièce. J’apercevais le bonhomme sur ma gauche en vision périphérique, occupé à déplacer quelques objets innommables d’un coin à l’autre d’une petite table déséquilibrée en bois. Je reportai derechef toute mon attention sur le livre.

Le texte que j’avais sous les yeux n’était plus celui que je venais de quitter une seconde plus tôt ! Avais-je tourné la page machinalement ou quelque courant d’air furtif s’était–il permis de déranger le cours de ma lecture, toujours est-il que mon regard se portait maintenant sur une série de conseils pour la domination mentale et des mises en garde qui étaient de cette nature :

« N’hésitez pas à faire des compliments à vos victimes mais en prenant garde de ne jamais laisser transparaître le caractère prémédité et intéressé qu’ils cachent en réalité.

Ne donnez surtout pas l’impression qu’il est impossible de vous influencer, mais amenez l’autre personne à votre façon de penser tout en lui faisant croire que c’est elle qui vous y a amené. Poussez les contradicteurs à vous attaquer verbalement et laissez-les ensuite s’embourber, se débattre, et lutter jusqu’à épuisement. »

Une page cornée m’attira alors sur un long chapitre où figuraient des méthodes spécifiques destinées à dominer les individus méfiants, les personnes qui ont du chagrin ou celles qui sont en situation de détresse psychologique, accompagnées de nouveaux stratagèmes pour culpabiliser autrui tout en se faisant passer pour une victime. Je commençais à me demander dans quelle mesure je n’avais pas moi-même été guidé d’une façon ou d’une autre pour entrer dans cette boutique, pour m’être dirigé vers cette bibliothèque aux étagères branlantes, pour avoir choisi (?) sur les rayons ce livre à la couverture vert pâle…

Le vieux bonhomme jeta furtivement un regard sur moi par-dessus ses lunettes alors qu’il déplaçait une fois encore les mêmes objets dans le but obscur d’organiser au mieux la petite table de bois.

« Le son de votre voix est une arme, car il peut modifier par lui-même le sens et la portée de vos paroles. Quoi que vous disiez, et même si vous ne dites rien d’important, vous arriverez quasiment à hypnotiser celui qui vous écoute en grande partie par les modulations du timbre de votre voix. »

« Avez-vous fait votre choix, monsieur ? » lança le bonhomme avec pour le coup une intonation qu’il me serait bien impossible de retransmettre par écrit. Je le regardai en songeant à cette remarque lue quelques secondes plus tôt : « Peu de gens ont eu l’occasion de frayer suffisamment avec de subtils simulateurs pour réaliser à quel point une expression plaisante – qu’elle soit faciale ou autre- peut accompagner une hypocrisie complète et des plus totales ».

Le petit bonhomme avait l’air indifférent à ma réponse et je m’approchai de lui tout en lui demandant le prix de l’ouvrage que je tenais en mains. Il s’agissait d’une bonne affaire et je sorti de mon portefeuille Kaps un billet qui couvrait le prix de l’achat. Pas plus qu’au moment de pénétrer dans la boutique quelques temps auparavant, je ne songeai en me dirigeant vers les quais à m’enquérir, d’un regard sur l’enseigne, du nom de la boutique.

Lorsque je fus à la maison, je m’installai sur une chaise de salon afin de m’attaquer à l’ouvrage par son commencement lorsqu’une enveloppe glissa d’entre les pages, m’échappa et chuta sur le sol. En la ramassant, je constatai qu’elle était cachetée à la cire, ce qui ne manqua pas de me surprendre car cela aurait du créer comme une protubérance évidente dans le livre mais je ne l’avais pas remarquée. Bien sûr, le côté mystérieux induit par la présence d’un système de fermeture aussi archaïque pour une enveloppe n’était pas fait pour me déplaire et en toute autre situation j’aurais souri de cette touche fantaisiste. Mais je crois avoir déjà dis plus haut que les révélations que je pourrais être emmené à faire constituent ce que j’ai qualifié de véritable bouleversement à venir et qu’ainsi il n’y avait pas lieu de se décontracter un tant soit peu en une telle situation.

Avec ce qu’il advint et ce qui me fut révélé, j’aurais dû aussitôt me ruer à la boutique et comme dans tout récit fantastique standard, il m’aurait été impossible de retrouver le vieux bonhomme, la boutique mystérieuse, ni même la rue qui m’y avait mené. Le bouquin aurait par ailleurs probablement disparu à mon retour, ainsi que l’enveloppe. Dans les faits, ce n’est qu’une année plus tard que je trouvai le courage de me rendre à la fameuse boutique. La rue qui m’y avait conduit était toujours là mais la boutique avait apparemment cédée sa place à un pressing. Pas plus le patron du café d’en face que la galeriste d’à côté n’avaient oublié la présence de cette boutique mais à l’évidence ils n’en gardaient qu’un souvenir des plus superficiels. L’ouvrage à la couverture vert pâle est par ailleurs toujours en ma possession et je le considère aujourd’hui un peu comme un objet fétiche, une sorte de guide de protection. Quant au contenu de l’enveloppe me direz-vous ? J’ai retrouvé des traces de cire page 667 de l’ouvrage et j’y ai donc remis l’enveloppe décachetée et son contenu. Mais ce contenu, je ne peux le partager avec quiconque sans gâcher une part de ce mystère qui constitue un peu de notre quête à tous. Vous autres, les illusionnistes, habitués que vous êtes à conserver jalousement les secrets, je sais que vous serez les premiers à comprendre cette attitude, à accepter que je garde une petite place… pour le silence.

Christian GIRARD

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Voilà une histoire aussi étrange que troublante !..

Je me souviens avoir consulté, il y a longtemps, un ouvrage ressemblant à celui décrit par Christian.

Je me rappelle un bref passage concernant une technique particulièrement efficace, une sorte de botte secrète quasi-imparable : "...le plus habile des manipulateurs est celui qui les dénonce avec véhémence. Ainsi drappé du manteau de la vertu il avance sournoisement au milieu de ses victimes naives et pretes à lui servir de bouclier... Lui permettant ainsi de déployer ses pièces avec élégance et habileté, tel un maitre du jeu d'échec".

Oui la manipulation mentale est un art à sa manière. Son empire n'a pas de limite, mais elle sait faire croire le contraire.

On dit que toute l'habileté du diable est de faire croire qu'il n'existe pas... Il en est de meme pour cette lèpre de l'esprit.

Ceux qui la maitrise savent se reconnaitre entre eux, parait-il.

PS : un Te Deum est un chant de louange. Le TDM (traité de domination mentale) en est-il un aussi ?

[ 11. Mai 2003, 20:21: Message édité par : Fred ]

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Non, seulement un coup de canine...

Mr de Baskerville, est ce le souvenir de vos ancetres qui vous amène à vous enquérir de mes intentions ?

Les magiciens ont jadis apartenu à d'étranges familles.

Qui sait, peut etre reste-t-il quelques descendants... Le clan Tremere, cela vous dit quelque chose ?..

Fred DarEvil

[ 11. Mai 2003, 23:08: Message édité par : Fred ]

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Bonsoir

Voila une histoire merveilleuse.La propriete mysterieuse de cette histoire;c'est aussi de remonter mes propres souvenirs;remonter le temps.Une petite boutique sur les quais aux vitres sales ou peut etre "phu xuan" rue mr le prince;des ouvrages de G.Le Bon"la psychologie des foules" ou de Serge Moscovici "l'age des foules"

Merci en tout cas de reveiller des choses oubliées.

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