De l’Émotion, que Diable !
Depuis longtemps, je souffre d’une affreuse jalousie à l’égard des chanteurs, musiciens et acteurs.
Dans les spectacles « live » et même parfois à la télé, ils sont capables de faire naître une véritable émotion. On a les poils qui se dressent sur les bras, la gorge qui se serre, des larmes nous viennent. Ces instants poignants nous laissent un souvenir qui s’embellit en s’éloignant dans le temps. Ces instants sont bien rares dans la magie.
Trop de numéros, aussi forts et impressionnants soient-ils, ne sont en fait qu’un fourre-tout plus ou moins mis en scène dont le seul but est de montrer aux spectateurs « comme je suis malin et habile de mes mains ». Les applaudissements flattent l’ego de l’artiste et le monde continue de tourner.
Dans le meilleur des cas, les spectateurs quittent la salle étonnés : « il nous a bien eu ! » ou encore « mais comment fait-il ? », « j’ai rien compris », « j’ai rien vu et pourtant j’avais les yeux sur ses mains ».
C’est déjà une satisfaction : on a bien occupé les gens et ils sont surpris (parfois énervés – d’ailleurs certains n’aiment pas la magie à cause de cela). Mais ils repartent aussitôt dans leur quotidien. Comme ils savent qu’on ne leur donnera pas nos secrets, on n’a rien d’autre à se dire si l’occasion nous est donnée de nous rencontrer.
Les plus perspicaces finissent par trouver des solutions car ils ont de la mémoire et sont capables de remonter le déroulement du numéro. Si un spectateur (ordinaire) est capable de cela (raconter en détail le déroulement du numéro), c’est un mauvais point.
En effet, cela signifie qu’on n’est pas parvenu à l’extraire de son quotidien et qu’il a assisté à notre prestation en « scientifique ». Il ne s’est pas laissé aller au rêve.
J’attend d’un spectateur qu’il quitte mon spectacle en disant « c’était beau ! je ne sais plus ce qu’il a fait, mais c’était bien ! Vas le voir toi-même car on ne peut pas le raconter ». Là, il a vécu une expérience unique et personnelle. Il a été gagné par une émotion et pris par la magie. Si l’on se croise, alors nous avons plein de choses à nous dire car cette émotion est certainement partagée.
Et nous ne parlons alors que très peu de magie. Cette émotion ne peut naître que si le numéro est en parfaite symbiose avec l’artiste. S’ils se ressemblent et ne trichent pas l’un vis à vis de l’autre.
Cette émotion passera par le choix judicieux de la musique, de la gestuelle, des regards, des temps, des silences qui accompagneront un scénario simple dont la trame est facile à suivre. Les effets magiques sembleront aller de soi mais ne seront pas nécessairement les éléments les plus importants. Le personnage sera attachant et le public va l’aimer.
Souvenez-vous de « Kiss Act » qui valu un si beau prix à Boris Wild. A la fin du numéro, le public était bouche bée, saisi par l’émotion qui étreignait l’artiste. Il m’a fallu revoir en vidéo sa prestation pour découvrir que la majorité des effets étaient des classiques habilement revisités.
Par la suite, on entendit des critiques comme quoi le jury s’était trompé ! Imbéciles ! Justement, le jury ne s’était pas du tout trompé en primant celui qui, allant à contre-courant des modes, avait privilégié l’émotion à la virtuosité technique.
L’émotion pouvait naître parce que la technique n’était absolument plus visible. L’artiste se mettant totalement au service de son histoire prenait un gros risque en se dévoilant davantage. Le public l’a suivi et l’aventure était belle.
Je pense aussi à des artistes comme Mask, Tina Lenart, Juan Mayoral, Socrate et bien d’autres, qui dans des registres parfois plus délirants, savent entraîner leur public dans un monde parallèle de poésie, d’humour et d’émotion.
Permettre au public d’atteindre ce niveau d’émotion ne s’improvise pas. C’est le fruit d’un très long travail tous azimuts portant sur la technique, la mise en scène, l’expression corporelle, la tenue, le maquillage, la coiffure, la fabrication du matériel, l’écriture, la musique. et avant tout, une réflexion personnelle sur ce que l’on souhaite faire passer.
Attention, l’émotion ne vise pas toujours à faire pleurer : la joie, la colère, la crainte, l’amour, le beau sont aussi forts et porteurs.
Alors, reprenons chacun de nos tours ou numéros et faisons le tri.
Quels sont ceux qui sont porteurs d’émotion, comment peut-on transformer les autres pour construire autour de chacun cet environnement qui transformera une énigme en un bijou.
Ah ! ça change beaucoup de choses ! C’est une autre façon de travailler car alors, on cesse d’être un collectionneur de tours et techniques. On n’est plus un démonstrateur magicien, on devient véritablement un artiste.
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